Yvonne Auclair; Yvonne Roussel; Émile Roussel; Magella Auclair.
Lorsque j'étais enfant, ma grand-tante Yvonne nous arrivait dans le p'tit rang croche plusieurs fois par année, soufflée vers nous, depuis la mystérieuse contrée de Rivière-du-Loup, par un vent joyeux qui bousculait le travail, échevelait le quotidien, chamboulait les certitudes.
Elle nous étreignait tous avec passion, riait, elle si menue, de voir que ses petits-neveux allaient bientôt la dépasser; elle voulait accompagner mon père au marché Saint-Roch, tenait à visiter toute la parenté, se mettait à cuisiner.
Son entrain épuisait sa soeur aînée - Magella, ma grand-mère paternelle, qui l'adorait tout en s'inquiétant de ses idées extravagantes : sa soif de liberté, son nomadisme, son manque d'enthousiasme pour la messe du dimanche. Faut dire qu'elle fréquentait, ma tante Yvonne, les lacs, les rivières, les forêts bien plus que les églises.
Mon grand-oncle Émile l'accompagnait quelquefois et nous divertissait avec ses tours de magie. Il est mort lorsque j'avais huit ou neuf ans. Grand-maman Dion nous a gardés, mes frères, ma soeur et moi, pendant que mes parents s'absentaient pour les obsèques.
C'est ma tante Yvonne, je m'en souviens, qui m'a donné mon premier livre, Une journée au bord de la mer. J'avais quatre ans, je ne savais pas encore lire; mais j'ai été intriguée, pendant des années, par une expression bizarre qui s'y trouvait : en deux temps, trois mouvements; et certaines des illustrations sont restées étonnamment nettes dans ma mémoire. Plus tard, c'est elle aussi qui m'a apporté, entre autres, Sur les ailes de l'oiseau bleu et Une révolte au pays des fées, de Marie-Claire Daveluy. Des oeuvres dont j'ai raffolé, surtout la première.
Malgré cela je lui en ai longtemps voulu, à ce petit bout de femme toute ronde et aimante; j'ai eu longtemps, très longtemps une dent contre elle - oh! pas bien grosse et comme honteuse, un peu cachée derrière les autres, celles qui sourient, mais quand même.
C'est un de mes souvenirs les plus lointains. Je suis assise sur le petit pot, installé au beau milieu de la pièce principale, sur la trappe de la cave. Et pendant que je suis là, le pantalon baissé, condamnée à mener à terme une opération plutôt intime devant tout le monde, ma tante Yvonne me fait l'offense de me prendre en photo.
Ma dignité a fini par s'en remettre, une trentaine d'années plus tard - lorsque, feuilletant un vieil album, je suis tombée sur cette image que je n'avais jamais vue : une fillette aux longs cheveux en boudins, l'air impassible, sur le pot en question, que l'on devine (parce que le pantalon dissimule tout ce qu'il peut y avoir à dissimuler); elle n'a pas deux ans. Trop mignonne. Moi aussi, je l'aurais photographiée.
Ma tante Yvonne, je l'ai su lundi soir, est morte samedi dernier. Elle venait d'avoir 96 ans.
Je la reverrai, jeune et pétulante, dans les bois éternels.
Line Gingras
[Note : J'ai décidé de nommer les personnes dont je parle ici, dans ce portrait pour le moins personnel et forcément très incomplet. Il m'a semblé que les descendants qui chercheraient leur trace, dans cette région de notre univers qu'est Internet, ne devaient pas repartir bredouilles.]